Dans la tête des distillateurs

Elise Thorin dégustant devant son alambic

Les distillateurs se livrent

J’ai toujours été fascinée par l’atmosphère des distilleries, les couleurs, les odeurs, les matériaux… Au-delà des process, de l’automatisation, les lieux dégagent un condensé d’émotions et de magie. A quoi pensent les distillateurs quand ils démarrent leurs chaudières, quand ils les éteignent ? Comment vivent-ils le quotidien de la distillation qui durent entre quelques semaines et 6 mois ? Réservés et pudiques, ils/elles ne se livrent pas facilement dès lors que l’on aborde leurs sensations et leurs sentiments. Il faut savoir gagner leur confiance et laisser les mots et les silences s’installer naturellement dans la conversation pour recueillir ses tranches de vie sensibles et attachantes. En voici quelques unes à la fois différentes et semblables, toutes portant l’empreinte de la passion.

distillerie vue d'en haut

Le premier jour des distillateurs et les jours suivants

Emmanuel Février, Vignobles Février à Macqueville

Je suis allée à la rencontre d’Emmanuel Février devant sa chaudière dans sa belle ferme viticole charentaise du XVIII ème siècle à Macqueville, par un jour de brouillard tenace en novembre dernier. Vigneron indépendant, il produit cognac, pineau et vins de pays. S’il vend la majorité de son eau-de-vie au négoce, il est très attaché à la qualité de relation créée par la vente directe  “du cep au verre” comme il a plaisir à le partager aux visiteurs.

porche des Vignobles Février

Après l’effervescence des vendanges, on rentre dans un espace temps différent. La distillerie est comme un cocon, il s’y dégage une atmosphère particulière avec le cuivre, les briques, un côté esthétique qui contribue à cette ambiance particulière. Dans la vendange on est dans un enchaînement de tâches qui ne souffre aucun retard, de la vigne jusqu’au chai. La distillation c’est plus une course de fond d’environ 3 mois, 24 h sur 24. Je m’installe dans un autre rapport au temps, le corps ralentit le rythme naturellement. Les choses se calent progressivement, je prends le temps de régler l’alambic, oui il faut prendre le temps. ( Silence). Ce n’est jamais la même chauffe, chaque chauffe est différente. J’effectue toujours les coupes manuellement, c’est un métier de sensation, de ressenti. Pour moi, la distillation c’est une affaire de sens, de goût d’odorat, quand je rentre dans la distillerie, je ressens physiquement ce qui s’y passe. J’effectue toujours les mêmes opérations dans le même ordre, de la même manière pour être certain de ne rien oublier.

Distillerie Roy La Quantinerie à Sigogne

Discussion impromptue avec Jean Philippe Roy un samedi de décembre à 20 heures au pied des alambics. Personnage bouillonnant et toujours en mouvement, Jean-Philippe a progressivement passé les rênes à l’un de ses fils, mais la passion est toujours aussi intense et vive. La distillerie, contiguë à la maison, agit comme un aimant auprès de Jean-Philippe qui ne va se coucher sans avoir fait “son petit tour”, même si les distillateurs de garde sont présents pour la nuit.

la distillerie de la quantinere de nuit

Le début de la campagne on est plus dans le côté technique, mécanique, est ce que le brûleur se met bien en marche ? C’est également un questionnement qu’est ce qui pourrait ne pas marcher? La seconde phase c’est tous les réglages, et la troisième c’est se dire, est ce qu’ on va faire bon ? Tu ne peux pas te faire une idée sur la première chauffe, on le sait. La première chauffe, tu lances la machine, tu sais que quand tu allumes tu en as pour 5/6 mois. Tu te dis là j’appuie sur le bouton, je mets le brûleur, et allez ma cocotte, c’est parti pour 5 mois, et puis tu passes à l’autre. Tu as le sentiment que c’est parti, c’est la campagne qui démarre, il va falloir tenir la longueur, tu espères que ça va être bon, il y toujours un peu d’incertitude même après des années.

distillerie Roy

Elise Thorin, Cognac Guillon Painturaud

Discussion avec Elise Thorin en toute fin de campagne. Elise a repris en 2021 avec sa soeur Mathilde les cognacs Guillon-Painturaud qui appartenait à Line Sauvant, autre viticultrice distillatrice dont j’avais fait le portrait en 2016. Elle distille avec son père, propriétaire des vignobles Thorin, ce qui représente 7 chaudières de 25 hl pour les 2 exploitations et 6 mois de distillation. Cette campagne est sa troisième, elle compte la première comme ayant été celle de l’apprentissage.

Elise et Mathilde Thorin

Au moment de l’allumage, je suis toujours pour ma part un peu excitée de commencer à voir ce que les nouvelles eaux de vie vont donner, comment elles vont être, par rapport au vin. Il peut toujours y avoir des surprises, négatives comme positives. Le début de campagne c’est toujours un peu stressant parce qu’il faut être hyper vigilant, il faut “remettre toutes les pendules à l’heure”. Sur le domaine, on commence toujours par les folles blanches. Ce sont toujours des eaux-de-vie hyper aromatiques, c’est un autre profil que les eaux-de-vie d’ugni blanc et c’est encore plus intéressant. On a toujours envie de découvrir comment vont être les premières folles blanches. Après c’est reprendre progressivement ses marques et on a besoin, les premiers jours, d’être d’avantage au pied de l’alambic pour tout recaler. Le début de la campagne fait que d’une année sur l’autre on ne fait pas la même chose, c’est pas la même vendange c’est là où il faut être vigilant.Même si pendant la campagne chaque vin est différent et on adapte nos chauffes pour chaque vin, et au début c’est encore plus marqué.

Le dernier jour de distillation… et les suivants

Elise Thorin

On éteint petit à petit. C’est un peu un soulagement car c’est quand même fatigant, ce n’est pas tant un travail physique qu’une attention de tous les instants . Chaque matin, j’arrive à 6 heures, je fais les matins et mon père les soirs. On s’organise. Au changement de chaque cuve, on est particulièrement vigilant. Quand on appuie sur le bouton off, c’est un peu le soulagement, c’est fini. C’est un peu paradoxal, on est toujours content de finir, et on est également toujours content de revenir pour une nouveau cycle de distillation quelques mois plus tard. La distillation rythme vraiment la vie quotidienne, elle représente la moitie de l’année, c’est engageant.

Distillatrice faisant ses mesures pour la coupe

Emmanuel Février

Quand j’éteins la chaudière, c’est tout à la fois un soulagement et une émotion. Quand je rentre dans la distillerie les jours suivants, il fait froid, la chaleur n’est plus là, le silence s’est installé, c’est comme un petit deuil.

Emmanuel Février distillateur

Jean Philippe Roy

Quand tu arrêtes c’est le bonheur, quand tu éteins tout le monde a le sourire. Tu éteins progressivement, celles du fond et puis ça se rapproche tu éteins en 2 3 jours, et tu termines avec 2 chaudières, la campagne est finie. Et puis le lendemain tu arrives là, il n’y a plus de bruit, plus le feu, c’est froid, c’est devenu des machines, il n’y a plus d’âme. C’est une présence vivante à côté de la maison. Pendant la campagne tous les soirs, je passe dans la distillerie après le dîner même si les distillateurs de nuit sont là et qu’il n’y a rien de particulier à faire. Mais c’est mon rite.

discussion dans la distillerie

Confidences de distillateur pendant la coupe des coeurs aux secondes

Bruno est un des distillateurs de la Distillerie du Camp Romain à Sainte Sevère, une distillerie qui distille pour la Maison Hennessy. J’ai échangé avec lui auprès des chaudières au moment de la coupe, un instant crucial lorsque le distillateur sépare le coeur (le meilleur de l’eau-de-vie) des “secondes”. Il était 14 heures, je l’ai laissé me confier sa passion de la distillation alors qu’il surveillait attentivement la température affichée sur l’alcoomètre et goûtait avec attention pour capter le moment juste.

l'alcomètre dans la distillerie

Un bel exercice de ressenti, effectué également avec le boss, Julien Lesueur, qui a bien voulu ce jour là abandonner sa discrétion légendaire devant les photos et prises de vue pour apparaître, enfin, sur une vidéo. Merci Julien ! Ce jour là, l’ancien chef distillateur était venu également faire son petit tour.

Quand on est distillateur, il faut savoir prendre le temps. Quand je suis arrivé, la distillerie est grande, je courais partout. Mais maintenant je sais qu’il faut prendre le temps, pour faire les choses correctement, c’est tellement plus simple de faire bien. Au départ vous essayez de faire marcher la distillerie correctement, il faut vraiment du temps avant de comprendre très finement comment chaque chaudière fonctionne et réagit, je dirais au moins 5 ans, parfois plus. Et après on s’intéresse au produit à sa qualité, le vin qui arrive. Les premiers paramètres, c’est de faire fonctionner la distillerie correctement mais le plus important c’est d’aimer le produit.Le moment le plus crucial, c’est celui du coeur, on conserve le meilleur. Vous vous rendez compte, ce produit va être connu dans le monde entier, c’est fabuleux ! Cela fait 17 ans que je fais ce métier et j’adore. J’aime la solitude dans le travail, on découvre tout le temps quelque chose, d’une campagne à une autre. La distillation est un maillon d’une longue chaîne de qualité pour produire le cognac. Un bon travail dans les vignes, une belle vendange, une vinification attentionnée. La distillation ne peut pas changer un mauvais vin en bonne eau-de-vie. Elle peut faire évoluer mais c’est tout. Avec un bon vin, on fait une bonne eau de vie, c’est le b-a ba.

Bruno goûte l'eau de vie pour la coupe

Paroles de distillatrices pionnières

Elles ont été les pionnières et pendant longtemps elles pouvaient se compter sur les doigts d’une main ! Souvent par défaut au départ, parce qu’il n’y avait pas de garçon dans la famille, les pères ont appris à leurs filles. Elles ont du s’accrocher car si la transmission se passait souvent assez bien avec le père, la légitimité était plus difficile à acquérir auprès des viticulteurs. Mais elles ont fait leur place. C’est ainsi qu’aujourd’hui de plus en plus de femmes sont distillatrices et sont reconnues comme telles.

Sylvie Yvon Dupuis, distillerie Yvon à la Sauzade

Elle a aujourd’hui assuré la transmission avec son fils Florent, poursuivant ainsi la longue tradition familiale qui remonte à… 209 ans. Je fais partie de cette première génération de femmes distillatrices et je remercie mon père Charles Yvon de m’avoir tout appris : déguster les vins, goûter les têtes de première chauffe,  déguster l’eau de vie à la sortie de l’alambic, mais aussi aller chercher du vin chez des propriétaires. Ce savoir-faire s’acquiert avec le temps, la patience, la volonté, l’humilité également. Les hasards de la vie m’ont amené à reprendre le flambeau familial. Je me suis vite sentie happée par cette passion de la distillation. Elle vous habite, vous obsède d’octobre jusqu’au 31 mars. Dans mes souvenirs d’enfance la distillerie représentait pour moi une sorte de grotte sombre au fond de la cour nimbée de mystère, d’où s’échappaient des senteurs enivrantes. La distillation est une passion pour laquelle la transmission est essentielle . Sylvie Yvon Dupuy

Marie Elisabeth Lesueur, distillerie du Camp Romain

Fille unique, “Betty” a commencé une carrière d’hôtesse à Paris avant de revenir sur les terres familiales et apprendre le métier de la distillation auprès de son père. C’est aujourd’hui son fils Julien qui a pris sa succession à la distillerie, mais Betty vient chaque matin goûter et se charge encore de l’enlèvement des eaux-de-vie chez les viticulteurs partenaires. La passion toujours intacte !

Marie Elisabeth Lesueur et son père distillateur

J’ai tout appris avec mon père Jacques Viroulaud. Les comptes de régie m’effrayaient un peu au départ, mais j’ai vite su surmonter cette inquiétude de ne pas savoir faire. Mon père m’a toujours beaucoup aidé pour aller à la rencontre des viticulteurs et me faire progressivement accepter, j’ai travaillé avec lui pendant 16 ans jusqu’à son décès. Je notais consciencieusement dans un cahier tout ce que mon père me disait, pour acquérir ce savoir-faire puis bâtir ma propre expérience. C’est vrai que lorsque j’ai commencé nous étions très peu de distillatrices et nous avons du faire face à certaines réticences bien ancrées, mais nous avons fait front !

Commencer à distiller est un vrai bonheur pour moi même si je ne suis plus “aux commandes”. J’adore quand on démarre, j’ai toujours un pincement au cœur quand on arrête la distillerie, même si le travail est fatigant sur la durée. C’est physiologique, je le ressens au plus profond de moi. C’est ma vie, je ne peux pas l’expliquer. Je sens si c’est bon,  en ouvrant la porte le matin. On acquiert le nez, j’ai appris jour après jour, mais il faut plus de 10 ans pour faire son nez.  C’est  d’abord une mémoire olfactive. Quand on déguste avec Julien, on ne se dit rien tous les deux. Mais en me regardant, il sait tout de suite  si je vais la trouver bonne ou moyenne. Je déguste d’abord par le nez, puis je coupe à l’eau et on déguste par la bouche, et en général ma première impression au nez est confirmée par la bouche, si l’eau-de-vie est sèche, grasse, « pain chaud »…  Distillateur, c’est un métier de passion.

Un des derniers distillateurs au bois

Bertrand de Witasse est un viticulteur distillateur atypique, il est l’un des derniers des mohicans. Il a conservé la petite chaudière au bois de son oncle à coté de la chaudière au gaz. Cela implique une présence 24/24h, il dort par quart comme dans un bateau, dans un petit carré à quelques mètres de sa chaudière. Avec sa femme Sabine, ils ont crée la marque de cognac de niche Raison Personnelle (500 bouteilles environ par an), C’est ce cognac qui est distillé au bois. Bertrand est également musicien. Pendant la campagne de distillation, les membres de son groupe viennent répéter dans la distillerie, ambiance rock garantie !

la distillerie et le rock

Lorsque je suis arrivé sur la propriété pour succéder à mon oncle, une des deux chaudières fonctionnait au gaz, l’autre, une petite de 10 hectolitres, toujours au bois. Face à la difficile maîtrise des courbes de chauffe et à la nécessité d’une présence 24h/24 pour alimenter le feu toutes les 45mn, j’avais bien prévu de la passer au gaz, lorsque j’en aurais eu le financement.Mais… je me suis pris au jeu : tâtonner afin d’obtenir une courbe de chauffe cohérente, apprendre à pousser ou à réduire la puissance du feu en ouvrant le cendrier, la porte du foyer ou en couvrant les braises, suivre l’évolution des vapeurs en posant les mains sur les différents éléments de l’alambic, créer des repères, découvrir les différences de chauffe liées aux sortes de bois utilisés, ressentir l’inertie du feu, car entre le moment où on met du bois et où la chaleur monte, il y a plus de temps qu’avec le gaz. Tout est dans l’anticipation.

Quand je distille au bois, j’ai le sentiment d’être réellement acteur de ma distillation. J’y mets ma personnalité, avec ce que cela a de positif ou de négatif. Je vais jouer le même morceau de mille façons différentes, avec ce côté très humain, très personnel, dans la continuité de ce que je fais dans la vigne. Et je vais magnifier tout ce que j’ai fait au cours de l’année. Et comme lorsque je travaille dans les vignes, je reproduis mille fois les mêmes gestes, avec patience et persévérance. C’est un moment hors du temps : durant ces semaines, je suis rythmé par les cycles de chauffe et non par l’heure ou la date. Cela induit de l’humilité car on peut faire des erreurs, les gestes s’enchaînent mais le moindre écart peut avoir de graves conséquences. Mais j’aime cette authenticité, le fait de ne pas pouvoir tricher, comme lors d’un concert «live ».

L’article qui me tenait à coeur

La distillation, un métier de passion et de passionnés, de personnalités fortes et attachantes également. Il me tenait à coeur depuis plusieurs années de vous parler des distillatrices et des distillateurs, de les laisser s’exprimer en confiance, j’espère que l’article vous a plu. Pour ma part j’ai adoré l’écrire. La campagne de distillation s’arrête le 31 mars.

Quelques uns des articles du blog sur la distillation et les distillateurs

échantillons d'eaux de vie dans la distillerie

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