En ces temps tourmentés, la résilience est plus que jamais un sujet d’actualité. Le célèbre neuropsychiatre Boris Cyrulnik nous en a rendu le concept lumineux et compréhensible par tous depuis très longtemps. Cette forme d’acceptation d’un évènement douloureux pour mieux rebondir et se reconstruire se trouve parfaitement illustrée dans les Jardins de l’Abrègement : hommes et arbres ont su retrouver le souffle de la vie qui perdure et se transforme, après la terrible tempête de 1999…
Une demeure ancestrale
Le lieu est habité depuis le 13 ème siècle, date à laquelle on retrouve la trace de plusieurs tours fortifiées. De nombreuses transformations ont eu lieu au fil des siècles. Le corps central du bâtiment et ses deux ailes datent du 18 è siècle transformant complètement l’ancien château médiéval existant à cet emplacement. La chapelle située à gauche de l’édifice et la “Maison des tantes” à droite ont été ajoutées au siècle suivant par l’architecte Paul Abadie, auteur entre autres de la restauration de la cathédrale d’Angoulême et architecte de la basilique du sacré-coeur de Montmartre. Le château est inscrit à l’inventaire des Monuments Historiques depuis 2014.
C’est la même famille qui se transmet ce lieu de génération en génération, avec des noms différents suivant les mariages. Mais depuis 1750, le nom est identique, celui de la famille d’Hémery qui porte et entretient ce patrimoine comportant également un vaste domaine de 8 hectares de bois et de prairies. C’est d’ailleurs Olivier Mathurin d’Hémery qui en plus de la rénovation du château, fait planter une immense futaie de chênes en 1750.
Une nuit d’enfer
Dans la nuit du 27 au 28 décembre 1999, la tempête Martin ravage une partie de la France, la Charente est particulièrement touchée. Le matin de cette nuit terrible, lorsque la famille d’Hémery sort pour constater les dégâts, elle découvre une vision d’apocalypse. Près de 15000 arbres gisent à terre dans un enchevêtrement inextricable, et le parc est totalement dévasté.
Après une période bien compréhensible de désarroi, et d’immense tristesse, les propriétaires meurtris réussissent à transformer ce désastre en renouveau, perpétuant l’histoire du lieu qui n’a de cesse d’évoluer depuis plusieurs siècles.
Une leçon de courage et un acte de résilience
Tout en dégageant cet enchevêtrement de troncs et de branches, la famille d’Hémery imagine peu à peu de bâtir le renouveau en laissant libre cours à la créativité d’artistes. L’idée dominante est de laisser une trace de ce qui s’était passé en la transformant en oeuvre d’art. Aujourd’hui, le parc est classé jardin remarquable et le mot n’est pas usurpé.
Redonner vie au bois mort
C’est aussi un projet collectif qui se construit au fil du temps avec les regards croisés d’Andy Goldsworthy, Antony Gormley, Christian Lapie et Joël Shapiro qui se sont appropriés le bois sinistré pour réaliser leurs oeuvres. Et le moins que l’on puisse dire est que chaque proposition originale est stupéfiante, elle s’empare du lieu et le magnifie. Le bois réinterprété de manière magistrale retrouve vie.
Difficile de faire un choix, si tant est qu’il fallait le faire, car chaque proposition artistique fait naître une émotion. Le Pré de l’Entre-Deux et Pool of Light m’ont particulièrement touchés.
Le Pré de l’Entre-Deux
Témoins silencieux et imposants d’un drame passé, ces 58 ombres tutélaires de dimensions impressionnantes veillent sur les 60 000 arbrisseaux de la nouvelle plantation. Christian Lapie a méticuleusement choisi 29 billes de chênes fendues, puis taillées à différentes hauteurs et traitées. Ce noir profond apporte une intensité forte au propos artistique. Le nom de l’oeuvre a pour origine la réflexion de Christian Lapie lorsqu’il visite le lieu pour la première fois au printemps 2002 et que de nombreux arbres sont encore à terre malgré le travail incessant des bûcherons depuis deux ans. “Ces arbres extraits des chablis sont tordus, vrillés, éclatés et livrent ainsi l’essentiel de leur secret. Une immense souffrance. Je propose de créer un lien entre le château et la nouvelle forêt que l’on replante. Ce lien doit être un rite de passage”.
Pool of light
2000 bûches de châtaigner fendues s’offrent à la lumière du jour et jouent avec les contrastes de couleurs. Cette oeuvre mouvante qui évolue au fil des heures et des endroits desquels on l’observe, est hypnotique. Andy Goldsworthy est un artiste britannique qui est né et a vécu à la campagne une grande partie de sa vie, au contact direct de la nature. Le changement, la transformation, la temporalité font partie intégrante de sa démarche artistique. « Mouvement, changement, lumière, croissance et altération sont l’âme de la nature, les énergies que j’essaie de faire passer à travers mon travail »
Pool of light installée à l’arrière du château mesure 11 mètres sur 22 . Une photo ne peut pas exprimer la force de cette oeuvre vivante dans son intégralité. Petite vidéo donc mais surtout je vous conseille vivement de la découvrir par vous même.
Les autres oeuvres du parc
Coeur de Chêne et Coeur de Chêne II. Andy Goldsworthy utilise des branches coudées de chênes qui sont installées sans autre système d’attache qu’un jeu d’entrelacs.
La Forêt du sculpteur américain Joël Shapiro symbolise le déséquilibre d’une chute figée pour l’éternité.
One and Other d’Antony Gormley nous interpelle sur la solitude et la capacité de survie. Le moulage en fonte de fer de son propre corps fixé à 16 mètres de hauteur sur un séquoia tombé pendant la tempête fait figure de totem monumental dans la prairie. L’artiste ne cesse d’explorer la relation entre le corps humain et l’espace.
Ces oeuvres, témoins d’un passé douloureux, sont toutes porteuses de la capacité de résilience qui s’est incarnée rapidement, grâce au courage des propriétaires et à leur vision de ce nouvel espace. Ils ont su avec le concours d’artistes reconnus créer les conditions du renouveau et ouvrir une nouvelle page de l’histoire du lieu.
Les autres lieux remarquables
À l’orée de la forêt, la nouvelle querceraie présente une jeune collection de plus de 170 variétés de chênes.
Le potager, protégé par ses murs du 19è abrite une profusion de légumes et de fleurs, il est traversé par un petit cours d’eau paisible qui contribue à la quiétude du lieu et conduit à l’amphithéâtre de verdure. J’ai beaucoup aimé également la grande tonnelle de cucurbitacées.
Ouvert en été, le jardin peut se visiter sur rendez vous au cours de l’année.L’abrègement à Bioussac (16) 05 45 31 84 73